Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Azdine le briseur de guitares

18 Juin 2017 , Rédigé par Hassani Mhamed Publié dans #articles parus dans le quotidien La Cité, #articles et entretiens publiés

À Azdine[1] le briseur de guitares

Ami de jeunesse et cousin dans l’art. Nous sommes les Icare de notre époque que l’ivresse à emporter sur ses ailes, loin de la terre, sans jamais atteindre le soleil.

On a beau dire de toi ce que tu n’es pas, rares sont ceux qui savent qui tu es. Au fond de ton regard meurtri, le va-et-vient des vagues des jours n’a déposé qu’un relent d’amour, transparent comme une eau-de-vie.

On usait de toi sans te nourrir, comment survivre à cette anémie affective ! Tu leur as si bien dit : si j’avais su que vous m’aimiez tant, je me serais entretenu pour vous faire plaisir. Toute la situation de l’artiste est là, résumée au bord du gouffre. On nous aime quand c’est trop tard, quand ils ne peuvent plus s’engager avec nous.

Tu t’es consumé pour atténuer les douleurs des amoureux du Sahel. Ta flamme brûlait la broussaille des archaïsmes pour crier haut les brûlures des amours interdits.

Nous chevauchions ta musique dans les nuits alcoolisées de notre jeunesse partagée entre le Cap, la Grotte et le Sable d’Or, ce triangle des Bermudes qui a englouti nos rêves précoces.

Soirées mémorables qui avaient introduit la modernité dans les fêtes de mariage. Déplacer le centre d’intérêt du cercle féminin vers la cadence masculine. Une révolution dans les mœurs. On croyait voguer vers la libération complète.

On refaisait nos amours en dansant et on se consolait mutuellement de nos déboires. Tu avais ton idylle à proximité ce qui excitait les fils de ta guitare, j’avais la mienne au-delà de tadart ce qui accélérait la cadence de mes pas. Pendant que tu chantais la blonde aux cheveux jaunes, j’écrivais ma rouquine aux yeux pétillants.

Tu avais un soleil pour te griller publiquement, j’avais une colombe pour m’exiler au de-là du tunnel. Nous rentrions au petit matin à pied en chantant, laissant la vague soupirer profondément comme une mère désespérée devant l’étourdissement de ses enfants.

Azdine l’homme aux innombrables guitares brisées sur les chemins nocturnes qui nous ramenaient vers Tadart, cette ogresse aux seins énormes.

Azdine prisonnier de Tadart n’arrivera pas à s’en arracher. Tous partirent vers des destins autres, lui s’éternisa à changer de guitare au lieu de fuir la malédiction. Il s’éternisa dans cette baie jusqu’à en être le symbole, remplaçant le requin échoué sur la plage. Il a fini par imprimer sa silhouette en bord de mer.

C’est là que je l’ai aperçu la dernière fois, quelques jours avant sa brusque hospitalisation. Il était debout face au large de la Méditerranée, à proximité des faux requins piégés par une inspiration mercantile. Je passais sans m’arrêter, obnubilé par mes préoccupations d’un voyage incertain, comme une fuite programmée. À plusieurs reprises, nous nous sommes promis de faire une halte pour une introspection artistique. Ses yeux brillaient d’espoir. Mais, le temps, ou autre chose, se mettait en travers de ce sincère désir, d’écouter mon ami de jeunesse me conter son rêve escamoté par la malédiction de cette baie des requins qui boude ses enfants. Il refusait de se confier à quiconque mais avait accepté ma proposition.

Faire le point. Voir ce qui peut être sauvé, greffé, réanimé. De report en report la rencontre n’eut jamais lieu. Et son départ se fit alors que j’étais loin.

Et par mon incessante mobilité, qui faisait de moi le sauvage de la tribu, je perdis encore une source d’inspiration. Ce n’était pas la première fois, cela m’était déjà arrivé avec d’autres proches. Et à chaque fois j’ai culpabilisé. Beaucoup partent avec leur richesse au fond du regard. Il est vrai que nous ne pouvons tout retenir d’un être… Mais la société devrait s’organiser pour en cueillir le maximum. Du moins l’essentiel.

Azdine, tu as fini par casser définitivement ta guitare, on a beau essayer de te la remplacer par un Aoud, plus rien ne répondait à ton inspiration. Tu avais tout dit en quelques chansons, et le reste ne t’intéressait plus. On ne faisait que puiser en toi, mais personne ne te nourrissait. Tu étais l’homme d’un seul amour. Tout le monde l’avait compris mais ne pouvait rien faire. L’histoire d’Hélène se répète mais ne se ressemble pas. Déjà adolescent, je me révoltais contre le sacrifice d’Iphigénie. C’était ma première pièce de théâtre.

Azdine fut aussi, pour moi, un personnage de théâtre. Dans l’une de mes premières pièces des années soixante-dix où je voulais mettre en abîme les sources de notre pratique théâtrale, j’avais conclu que le chanteur était la pièce maîtresse de l’évolution des formes archaïques de nos jeux dilués dans nos tâches quotidiennes. Le chant se détachait enfin du travail et devenait autonome, il quittait le rang des moissonneurs pour rejoindre le cercle des maraudeurs. Le jeu théâtral aussi quittait les joutes festives pour rejoindre la scène. J’aimais bien écouter nos chanteurs locaux et nos mères conteuses, je sentais qu’il y avait bien une particularité propre à la communauté du Sahel. Et ça m’inspirait. Parce que cette particularité faisait notre universalité, notre authenticité. Par le théâtre je faisais entrer les personnages autour de moi dans la littérature berbère qui s’élaborait à l’ombre de la dictature. Et Azdine a bien été un de mes personnages dans la pièce « Iwredjej, la cigale » que j’espère monter en son hommage dès que possible.

Le cap, la grotte, le sable d’or ; une guitare une blonde et une colombe ; YemmaTadrart n’a rien pu faire pour ramener Hélène de Troie vers Ithaque. Et les aventures d’Ulysse ne dépassèrent jamais le triangle maudit où le cyclone veille toujours sur le troupeau.

Comment échapper à ce triangle infernal si ce n’est par les airs ? Mais comme Icare il fallait avoir un père ingénieux et un destin fabuleux.

Comment ramener Hélène de ses rêves prestigieux ? YemmaTadrart resta muette et la tribu, débordée, laissa s'échapper l'insoumise, plongeant le troubadour dans un combat inégal. Notre Hélène était une adepte de Prométhée, elle vola le feu et incendia l’obscurité.

Et Hélène se fit oublier jusqu'au jour de la chute d’Icare. Le monde se rappela la morsure et oublia le feu.

Partir à la conquête du feu, c’est creuser un autre tunnel pour échapper au cyclope « Bou yiwet n tét ». Le troglodyte surveille l’unique issue dévorant un par un les récalcitrants du troupeau.

L’autre issue, pratiquée par les plus désespérés, c’est de prendre son envol du sommet de YemmaTadrart et comme Icare se fracasser au pied de la montagne : avoir le mérite d’une brûlure du soleil et se rouler dans la vague caressante de la mer du centre, au pied de la montagne sanctifiée mais impuissante.

Ici se termine mon conte et commence la réalité :

Nous ne traverserons donc jamais ce maudit tunnel ? Pourtant…

 

Mhamed Hassani

Poète et dramaturge

 


[1] Azdine Berkouk est un chanteur compositeur et interprète populaire de la région d’Aokas originaire du même village que l’auteur. Il est décédé le 26 avril 2017 à l’âge de 60 ans, laissant deux ou trois cassettes de chanson. Prise de vitesse par sa disparition, la population d’Aokas et de ses environs tenta de se racheter en lui rendant un vibrant hommage.

 

Azdine le briseur de guitares
Azdine le briseur de guitares
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article